Les récits animaliers : tour d’horizon du Vent dans les Saules à Zootopie

Si tu me connais personnellement, tu sais peut-être que je travaille depuis un an sur La Classe de M. Kodiak. Il s’agit d’un roman illustré mettant en scène un ours brun maître d’école et sa classe. Tu t’en doutes donc, parmi les mondes imaginaires, j’aime beaucoup les récits animaliers. Je les aime suffisamment pour savoir qu’ils ne manquent pas et surtout, qu’ils ne datent pas d’hier. Récemment, j’ai découvert avec délectation Le Vent dans les Saules, de Kenneth Grahame (The Wind in the Willows, 1908).

Couverture du roman "Le Vent dans les Saules", une référence dans les récits animaliers
Le Vent dans les Saules, Kenneth Grahame (1908, illustration : Arthur Rackham, Crossing the Hall (détail), Éditions Phébus, 2006)

Devant ce classique du genre, j’ai observé une chose : curieusement, les romans animaliers ne sont pas si nombreux. On connaît davantage de dessins animés, d’albums illustrés ou de bandes dessinées. Très naturellement, j’ai essayé de comprendre pourquoi, et surtout, comment Kenneth Grahame avait construit son univers. J’ai ensuite beaucoup réfléchi sur ce que cela pouvait dire des univers animaliers en général. Au cours de cet article, chère lectrice, cher lecteur, tu constateras qu’il n’existe pas une seule façon d’humaniser des personnages, et que cette humanisation permet schématiser un univers pour lui donner un certain sens.

Le Vent dans les Saules, un roman fondateur des récits animaliers ?

Le roman de Kenneth Grahame ne date pas d’hier. Il a longtemps été un mètre-étalon de la joie de vivre et de l’amitié dans l’imaginaire collectif britannique. On y retrouve la douceur de vivre des bords de la Tamise en amont de Londres. On y reconnaît cette campagne anglaise luxuriante, ces saules pleureurs et ces eaux calmes qu’on remonte en barque.

L’histoire tourne autour de quatre personnages, quatre amis. L’été approchant, Mr Taupe quitte sa maison, et va retrouver son ami, Mr Rat, sur les bords de la rivière. S’ensuivent de belles journées au bord de l’eau. Tous deux vont rendre visite à Mr Crapaud, un riche héritier excentrique, irresponsable et vaniteux. Obsédé par les automobiles, il va s’attirer beaucoup d’ennuis et leur donner du fil à retordre. Mais Rat et Taupe vont le tirer d’affaire grâce au concours de leurs amis Mr Blaireau et de Mr Loutre.

Ce roman m’a rappelé les albums jeunesse et les dessins animés que je regardais enfant. Dissipons un doute : Le Vent dans les Saules n’est pas le premier récit animalier. Rappelons le contexte : en 1902, Beatrix Potter avait déjà publié Pierre Lapin. De même, en 1894, Rudyard Kipling avait publié Le Livre de la Jungle. Plus tard, en 1926, Alan Alexander Milne publiera un livre qui va lui aussi devenir mythique grâce à son adaptation par Walt Disney. Je parle bien sûr de Winnie l’Ourson.

Winnie l'Ourson, un autre classique des récits animaliers.
Illustration d’Ernest Howard Shepard pour le roman original Winnie l’Ourson, d’Alan Alexander Milne

Les récits animaliers, une tradition vieille comme le monde

L’Angleterre du début du XXe siècle semble un âge prospère pour ce genre de littérature. Celle-ci n’est pourtant pas nouvelle. Ésope, poète grec du VIe siècle avant J.-C. mettait en scène des animaux qu’il humanisait dans ses fables. Plus de 2000 ans plus tard, Jean de la Fontaine a fait de même. Au Moyen Âge, on trouve le Roman de Renart, dont les premières traces écrites remontent au XIIIe siècle. C’est d’ailleurs ce roman qui a introduit le nom commun « renard » en français. Avant, on parlait d’un goupil.

Dans les traditions païennes, il arrivait souvent que les Dieux prennent l’apparence d’animaux. C’est le cas dans la mythologie scandinave, dont je parle ici. Humaniser le règne animal n’est pas réservé au monde occidental. Au Japon, la tradition shinto nous a offert des kappa, kitsune, et autres tanuki. L’animisme du shintoïsme se prête à cette humanisation. Et les amateurs de kawaii ne manquent pas d’y faire référence. Les productions ne manquent pas non plus à la télévision, comme nous allons le voir.

Télévision, cinéma, un créneau largement investi

Sil existe bien quelques romans animaliers, que ce n’est pas là que tu trouveras le plus de productions. Après les romans cités, il y a bien eu Rougemuraille (Redwall) de Brian Jacques (1986) ou Babe, de Dick King-Smith (1983). Fait ironique, les adaptations ont eu plus de succès que les livres. Vu le succès des productions audiovisuelles, le fait que les romans traitant de ces univers ne soient pas plus nombreux étonne.

Redwall, autre exemple marquant parmi les récits animaliers
Matthias et Fleur-de-Maïs, protagonistes de Redwall, basée sur le roman de Brian Jacques (Nelvana, 1999)

Les récits animaliers ont constitué une portion non négligeable, par exemple, des productions de Walt Disney. Mais il n’était pas le seul : dans les années 80, Don Bluth, un ancien de chez Disney, se jette dans la mếlée . Il a changé radicalement de ton avec le triptyque Brisby et le Secret de NIMH (1982), Fievel et le Nouveau Monde (1986), et bien sûr Le Petit Dinosaure et la Vallée des Merveilles (1988). Ses films sont plus sombres et traitent de sujets de fonds plus sérieux que Disney. Mais ils savent aussi être drôles et légers et se veulent tous publics.

Brisby et le Secret de NIMH, un challenger à Disney pour les récits animaliers
Brisby et le secret de NIMH, de Don Bluth (1982), plus sombre que du Disney, mais ne manquant pas de légèreté et d’humour

À la télévision, les programmes jeunesse foisonnent de productions peuplées d’animaux doués de parole, plus ou moins anthropomorphes. Les Petits Malins (Maple Town, 1986-1987), Les Animaux du Bois de Quat’sous (1992-1995), le Sherlock Holmes de Hayao Miyazaki (1981-1984), ou les Tiny Toons (1990-1995). Je te fais grâce de toutes les séries produites par les studios Disney ou par Hanna et Barbera.

Les albums illustrés, le terrain idéal ?

Dans les années 80 à 90, la plupart des Français n’avaient accès qu’à 6 chaînes de télévision. Cela garantissait une audience aux programmes jeunesse. Les séries produites étaient moins nombreuses et avaient donc moins de concurrence. Mais un autre support a circulé bien avant et compte de nombreuses références. Je parle bien sûr des albums jeunesse.

Quand on parle de récits animaliers, On ne peut pas ignorer ces publications. Du temps de Beatrix Potter, les formats étaient différents d’aujourd’hui, mais le principe de base y était déjà. En France, on retiendra surtout L’Histoire de Babar par Cécile et Jean de Brunhoff (1931). Ce sera le premier d’une longue série, poursuivie par la suite par leur fils, Laurent de Brunhoff, jusqu’aujourd’hui.

L'Histoire de Babar, de Jean et Cécile de Brunoff (1931, illustrtation : Jean de Brunhoff)
L’Histoire de Babar, de Jean et Cécile de Brunoff (1931, illustrtation : Jean de Brunhoff)

Par la suite, un illustrateur alsacien créera le personnage d’une petite fille blonde avec des couettes et une salopette rouge. Débrouillarde et gaie, flanquée d’une ribambelle de petits animaux, son succès ne se démentira pas. Je parle bien sûr de Caroline, dont l’auteur, Pierre Probst, publiera les histoires de 1953 jusqu’à sa mort, en 2007. Les compagnons de Caroline sont très réalistes sur le plan anatomique, mais arborent une expressivité très proche d’êtres humains. Pierre Probst étant illustrateur, ses histoires se regardent, au moins autant qu’elles se lisent.

Caroline en Égypte (Pierre Probst, 1991)

Par la suite, en France, on a aussi connu Petit Ours Brun, de la regrettée Claude Lebrun et Danièle Bour, ou encore Ernest et Célestine, dont l’adaptation à l’écran a relancé les albums. Au Japon, Kazuo Iwamura est lui aussi connu pour ses albums illustrés mettant en scène de petits animaux. La Famille Souris en est sans doute l’exemple le plus connu.

Quand la physique s’en mêle, ou comment donner corps à un univers animalier ?

Sous des dehors simples, voire simplistes, construire un monde peuplé d’animaux anthropomorphes est complexe. On ne part pas de créatures totalement imaginaires, sans ancrage dans le réel. Un auteur qui crée un univers animalier est en négociation avec la suspension d’incrédulité du lecteur.

Le but n’est pas de retranscrire le réel, mais de construire un univers avec ses propres règles. Il est donc impératif que celles-ci soient cohérentes. Tu as peut-être vu ces images de Donald Duck et ses neveux dégustant une volaille, ou de Minnie Mouse (une souris, donc) prise de panique devant… une souris.

Minnie Mouse panique devant... une souris
Minnie Mouse panique devant… une souris

On imagine bien que Disney lui-même a pu s’amuser de telles invraisemblances. Mais cela met une chose en évidence : les univers animaliers tordent le réel. Mais jusqu’où peut-on le tordre ? Jusqu’à quel point humaniser un personnage animal ? Qu’est-ce que ça implique pour l’univers où il évolue ?

Un film d’animation cristallise toutes ces questions : Zootopie (2016). Dans cet univers peuplé de mammifères anthropomorphes, le postulat de départ est que proies et prédateurs vivent en paix. Bien sûr, ce n’est pas aussi simple, mais même si ça l’était, beaucoup de questions resteraient en suspens. Par exemple : si les prédateurs ne mangent plus les autres animaux, alors de quoi se nourrissent-ils ?

Zootopie (Byron Howard, Rich Moore et Jared Bush, 2016)

Ensuite, si on humanise les animaux, jusqu’à quel point peut-on les habiller comme des êtres humains ? On peut les affubler d’un haut, et leur laisser le bas à l’air libre (Donald Duck, Bernard et Bianca…). On peut les habiller de pied en cap (Basil Détective Privé, Fievel… ), ou un moyen terme, les habiller entièrement, sauf les pieds (Zootopie)…

Faire cohabiter des animaux de différentes espèces : un casse-tête

J’avais évoqué à propos de Caroline le fait que les animaux qui l’accompagnaient étaient de différentes espèces. Pour autant, ils sont tous à peu près de la même taille. Par rapport à la réalité, c’est un pari plus que téméraire. Kid est un lionceau aussi grand que Pouf et Noiraud, deux chats. Boum, un ourson, est à peine plus grand, ce qui nous éloigne du réel. Pour autant, on a encore affaire à des animaux plutôt réalistes sur le plan anatomique. Si on admet que ceux-ci sont encore petits, on peut imaginer qu’ils soient proches en taille, et grandissent différemment après.

Cela marche si on fait cohabiter des espèces d’animaux de tailles comparables. Mais qu’en est-il quand on met ensemble, par exemple, des souris et des lions ? Zootopie s’est posé la question : la ville se découpe en plusieurs quartiers, et l’un d’eux est spécialement adapté pour les tout petits animaux. On y trouve souris, musaraignes, rats, hamsters, etc. Cela donne lieu à une course-poursuite digne d’un film de Kaiju. L’héroïne du film, Judy, un jeune lapin policier, passe pour une géante dans cette ville miniature. Plus tôt dans le film, c’est elle qui paraissait minuscule à côté de ses collègues rhinocéros, buffles, ours, etc.

Judy, un jeune lapin policier, passe pour une géante dans cette ville miniature, pleine de souris, musaraignes, et autres hamsters

Les animaux de différentes espèces, selon leurs tailles, leurs morphologies, ne vont pas avoir la même façon d’interagir les unes avec avec les autres. Ils n’investiront pas non plus l’espace de la même façon. Mais l’univers animalier suscite une autre question.

Sexe et genre des personnages animaliers, adopter ou refuser les stéréotypes ?

Aujourd’hui, les stéréotypes de genre sont remis en cause. Leur représentation dans les récits animaliers a elle aussi de quoi interroger. Dans Le Vent dans les Saules, tous les personnages ou presque étaient de genre masculin. Pierre Probst en avait fait autant avec les compagnons de Caroline. Cela pouvait passer dans l’Angleterre du début du XXe siècle, ou même dans la France d’après-guerre. Cependant, aujourd’hui, on verrait un certain nombre de personnes grincer des dents.

Les animaux n’ont pas notre dimorphisme sexuel, comment alors représenter leurs différences ? On évitera les signes les plus évidents, littérature jeunesse oblige. Dès lors, il nous reste les attributs de genre.

C’est tout le problème  : comment appuyer l’identité de genre d’un personnage sans tomber dans les stéréotypes ? Il est tentant d’adopter certains codes : couleurs, vêtements, accessoires, coupes de cheveux. Ce dernier point renforce l’anthropomorphisme des personnages. On peut aussi plaquer le dimorphisme sexuel humain sur des personnages animaliers. Dans Zootopie, Judy a la pilosité d’un vrai lapin. En revanche, elle apparaît clairement plus petite que son père, par exemple. Le plus souvent, les personnages féminins vont afficher une taille fine, des formes plus délicates et seront généralement plus petits que leurs congénères masculins.

Ça se complique quand il s’agit de mettre en scène des personnages d’enfants. Chez la plupart, hormis les attributs de genre, on aura du mal à trouver des signes distinctifs visibles. On s’engage donc sur le terrain glissant des attributs de genre, quitte à risquer les stéréotypes.

Tu l’auras donc compris, chère lectrice, cher lecteur, construire un univers animalier, sous ses dehors simplistes, est un exercice complexe. Il y est un certain nombre de conventions qu’il faut définir et assumer, quitte à fâcher le lecteur. Compte tenu de cette possibilité, une question est posée.

Faut-il jeter aux orties les récits animaliers ?

Écrivant moi-même des récits animaliers, tu te doutes de ce que j’en pense. Ils font forcément un pas de côté avec le réel. On se retrouve avec un pied dans le règne animal, un autre dans les rapports humains. L’auteur doit construire son propre univers, avec ses propres règles. Quoi qu’il arrive, il aura fait des choix qui seront lourds de sens. Mais cela ne veut pas dire non plus qu’ils seront mauvais.

Dans Zootopie, on voit des différences de fait entre des personnages ; celles-ci relèvent de la physionomie. Mais la ville de Zootopie considère que ça ne doit pas entrer en ligne de compte. Quand on parle de différences de genre, le postulat de nos sociétés est exactement le même. Et pourtant, dans les deux cas, on voit que ce n’est pas toujours aussi évident. C’est ce dont parle le film. Les récits animaliers se déroulent dans des univers porteurs de sens par rapport au message qu’ils délivrent.

Au-delà des personnages mignons ou fluffy, on retrouvait déjà ce principe dans les fables de la Fontaine ou dans le Roman de Renart. Les personnages y relèvent d’archétypes, de stéréotypes. Le lecteur comprend, quand il voit un personnage de renard, qu’il y a des chances que celui-ci soit rusé. Quand il voit un ours, il se doute qu’il va être grincheux et solitaire, etc. Mais parfois, on peut aussi mettre en exergue un stéréotype pour mieux le questionner.

Walt Disney n’a pas fait autre chose avec le personnage de P’tit Loup, par exemple. Il est gentil, et aime bien les trois petits cochons. Dans Zootopie, Judy a le problème inverse. C’est un lapin, un petit être mignon et sans défense. Et elle va devoir se battre pour se libérer de ce stéréotype et montrer qu’elle peut assurer la sécurité des citoyens.

Pour conclure

Je ne te dis pas qu’il ne faut pas faire de récits animaliers, mais il faut bien garder à l’esprit qu’ils sont toujours de parti pris. Les personnages que tu choisiras auront un sens, l’image que tu en donneras aussi . Ces récits renvoient à notre représentation de la société, et celle-ci est forcément tronquée, partielle et partiale. Autrement dit, tu fais un certain nombre de choix à travers lesquels une vision du monde va transparaître. Tout l’enjeu est d’en être conscient et de l’assumer pleinement.

Pour terminer, j’ai quand même envie de te recommander quelques ouvrages : Le Vent dans les Saules et Winnie l’Ourson. Si tu n’as pas lu les romans, c’est à faire. Pour le premier, il y a un film complètement improbable réalisé par Terry Jones, avec ses comparses des Monty Python. Et surtout, il existe une très belle bande dessinée réalisée par Michel Plessix. Concernant Winnie l’Ourson, bien sûr, tu peux voir ou revoir les productions Disney, mais penche-toi sur le livre, c’est une référence.

La bande dessinée Le Vent dans les Saules, de Michel Plessix (Delcourt, 2009)

J’en profite pour rappeler que les récits animaliers ne sont pas tous pour les enfants. Dans ce registre, bien sûr, on connaît Blacksad (Guarnido et Canales, deux Espagnols édités chez Casterman), mais aussi L’inspecteur Canardo (Sokal). Si toi-même, tu vois une référence à recommander, en roman, bande dessinée ou autre. Enfin, si tu souhaites aller plus loin sur les récits animaliers et les stéréotypes, je t’encourage à regarder cette vidéo de Bolchegeek sur Zootopie.

Print Friendly, PDF & Email
Please follow and like us:

Laisser un commentaire

Résoudre : *
25 − 12 =