L’Histoire sans fin de Michael Ende : un hymne à l’imaginaire, un remède pour le réel

Bien sûr, tu te souviens de ce garçon se réfugiant dans l’imaginaire, parce qu’il a du mal à affronter le réel. Tu fais peut-être partie de ces gens qui ont entre trente et quarante ans, qui ont vu le film enfants. Quand je leur en parle, en général, ils reprennent à tue-tête le refrain chanté par Limahl. Oui, je parle bien de cette chanson là :
Malgré le kitsch reconnu du film, ceux qui l’évoquent le font avec une affection sincère. Et cette affection, je la partage. Comment ne pas penser avec nostalgie à cette image d’Atréyu chevauchant le dragon porte-bonheur ? Comment ne pas repenser, ébahi, à la Tour d’Ivoire, d’où la petite Impératrice domine le monde de Fantasia ?

Et pourtant, chère lectrice, cher lecteur, cette façon d’évoquer L’Histoire sans Fin, sauf ton respect, m’agace. J’ai bien compris que tu aimais ce film. Mais voilà : tu l’aimes bien, surtout dans un esprit de nostalgie. Cette même nostalgie a créé un retour de vieilles franchises, comme Dark Crystal, que j’évoque ici.
Cette nostalgie des années 80 permet de redécouvrir des classiques. Le tout se fait avec un regard bienveillant sur des effets spéciaux un peu dépassés. Et cela t’a permis, à toi, de le regarder sans être trop sévère. Tu t’es attendri(e) sur le côté kitsch de décors en carton-pâte, l’aspect « peluche » du dragon blanc, ou le maquillage excessif de certains personnages.
Derrière une marotte pour nostalgiques, un trésor de l’imaginaire
Et pourtant, je te le dis, chère lectrice, cher lecteur, L’Histoire sans Fin, le roman de Michael Ende, mérite mieux que ta simple bienveillance.
Avant d’être un « film pour enfants », c’était un unique et long roman. Publié en 1979 par l’écrivain allemand Michael Ende, sous le titre original Die Unendliche Geschichte, le roman met en scène Bastien Balthasar Bux. Décrit comme un garçon petit et gros, timide, maladroit, un peu lourdaud, il se complaît dans l’imaginaire et délaisse un peu le monde réel. Car Bastien est malheureux ; depuis la mort de sa mère, il est en mal d’affection avec son père, et subit les moqueries de ses camarades à l’école. C’est d’ailleurs eux qu’il fuit quand il se réfugie chez le vieux libraire Karl Konrad Koreander.

D’abord un peu froid, M. Koreander devient progressivement plus avenant quand il comprend qu’il est face à un passionné de livres. Puis parmi les piles qui s’entassent dans sa librairie, le jeune garçon en trouve un qui l’attire particulièrement. Il ne résiste pas à la tentation de le prendre, et s’enfuit avec, avant de s’enfermer dans le grenier de son école.
Quand le texte alterne entre l’imaginaire et le réel
Bastien commence sa lecture, et le livre change de typographie : on entre dans un autre récit. Le Pays Fantastique est un monde rongé par un mal inconnu, le Néant. La petite Impératrice, elle, est atteinte d’une maladie étrange, Atréju, jeune garçon à la peau verte, élevé par une tribu de chasseurs, est envoyé chercher un remède. Bastien suivra les aventures d’Atréju aux confins du Pays Fantastique, le verra faire face à l’adversité, et rira, tremblera, pleurera et se réjouira avec lui. Protégé par Auryn, le bijou prouvant qu’il est en service commandé pour la petite Impératrice, Atréju échappera à mille périls. Sur son chemin, il fera la rencontre de Fuchur, le dragon de la Fortune, un précieux ami. Ensemble, ils iront jusqu’aux confins de ce monde imaginaire, dans l’espoir de guérir l’impératrice, et leur quête les conduira jusqu’à Bastien, qui suit leurs aventures.

Happé par les aventures d’Atreyu, Bastien va progressivement découvrir que c’est lui-même qui écrit L’Histoire sans fin. Il sera le salut du Pays Fantastique, et par la force de ses désirs, il le reconstruira.
Le problème de la seconde partie
Le film de Wolfgang Petersen, sorti en 1984, s’arrête ici… Et c’est bien dommage : Bastien reste sur le gué. Il va effectivement dans le Pays Fantastique. Mais le film ne raconte rien de cette seconde partie, qui est au moins aussi importante que la première. Quand le film se termine, on retient une évasion dans l’imaginaire, et une fantaisie de triomphe qui rendra le retour au réel plus pénible. Bastien n’aura pas spécialement mûri, n’aura pas achevé le deuil de sa mère, n’aura pas réalisé à quel point son père compte pour lui, et donc, n’aura pas trouvé la force d’affronter le réel. Bref, il n’a pas résolu ses problèmes, tout au plus les a-t-il oubliés, ponctuellement.
Le personnage en est d’ailleurs à peu près au même point dans la suite, réalisée par George T. Miller, en 1990. Celle-ci adapte la seconde moitié du roman, avec quelques lacunes et quelques raccourcis. Bastien revient au Pays Fantastique à la demande de la petite Impératrice. Son empire est menacé par le Vide, et Bastien est celui qui pourra vaincre Xayide, la redoutable sorcière qui règne sur celui-ci. Cette dernière parvient à voler des souvenirs à Bastien chaque fois qu’il fait un vœu, par le pouvoir que lui donne l’Auryn.
Dans le roman, c’est immédiatement après avoir reconstruit le Pays Fantastique que Bastien part à sa découverte, et ce sont ses désirs qui reconstruisent celui-ci. Xayide est présente comme antagoniste. Mais elle s’emploie surtout à manipuler Bastien à un moment où il est épris de pouvoir et rêve de prendre possession à son tour de la Tour d’Ivoire. Tu l’auras compris, dans la seconde partie du roman, le véritable ennemi de Bastien, il le découvrira un peu tard, c’est lui-même.

Le lien entre le désir et l’oubli
C’est précisément ce que le fait d’avoir scindé le livre en deux films a cassé. Bastien évolue dans le Pays Fantastique, mu par son désir. Celui-ci est ce qui lui offre un sentiment de toute puissance, au cours de son périple, mais ce même sentiment de toute puissance est ce qui risque de le perdre.
La scène de fin du premier film, où Bastien est en dialogue avec la petite Impératrice, prend une tout autre dimension dans le livre, en voici un extrait :
« Enfant-Lune, murmura [Bastien], est-ce la fin ?
ENDE, Michael, L’Histoire sans fin, pp. 244-245, Le Livre de Poche, Stock, 1984 (réédition de 1995).
– Non, répondit-elle, c’est le commencement.
– Où est le Pays Fantastique, Enfant-Lune ? […]Est-ce que tout a disparu ? Et le vieillard de la Montagne Errante avec son Livre ? N’existent-il plus ?
– Le Pays Fantastique renaîtra de tes désirs, mon Bastien. Par moi, ils deviendront réalité.
– De mes désirs ? demanda Bastien, surpris.
– Tu sais pourtant, reprit la voix si douce, qu’on me nomme la Souveraine des Désirs. Que vas-tu désirer ? »
Bastien réfléchit, puis il se demanda prudemment :
« À combien de désirs ai-je droit ?
– Autant que tu voudras – plus il y en aura, mieux cela vaudra, mon Bastien. Le Pays Fantastique s’en trouvera d’autant plus riche et varié. »
L’imaginaire, le faux refuge
On y comprend que ce sont ces désirs d’être humain qui donnent vie au Pays Fantastique, mais la tentation de la fuite est grande, d’autant plus quand l’assouvissement du désir cède la place à l’oubli de ce qu’il y avait avant :
« Pourtant, peu à peu, sa joie d’être beau se métamorphosait en quelque chose de différent : c’était comme si sa beauté allait de soi. […].
Ibid., pp. 252-253.
Il y avait à cela une raison que Bastien ne comprendrait que plus tard, beaucoup plus tard, et dont il n’avait pas encore la moindre idée. C’est qu’en échange de la beauté qui lui avait été accordée, il avait dû oublier peu à peu qu’il avait jadis été gros et qu’il avait eu les jambes torses. »
Cet oubli est donc une conséquence directe de son passage au Pays Fantastique. Il l’éloigne un peu plus de son passé, au risque de l’en couper complètement. Et si cela devait arriver, il ne pourrait plus rentrer chez lui, comme évoqué par le singe Argax dans le chapitre du « Village des anciens Empereurs » :
« Et quand ils eurent perdu [leur dernier souvenir], AURYN n’a plus pu exaucer pour eux aucun désir. Ensuite ils sont venus ici… disons… automatiquement. Les autres qui sont devenus empereurs, ont perdu à ce moment-là tous leurs souvenirs d’un coup. AURYN ne pouvait donc plus exaucer leurs désirs, puisqu’ils n’en avaient plus. »
Ibid, p. 456.
Il est difficile de ne pas penser à ceux qui se sont aventurés trop loin dans l’imaginaire et y ont vu une échappatoire au réel. Dans le roman, ils ont fini tout simplement perdus pour leur monde d’origine. Pour Bastien, le véritable enjeu devient de retrouver non plus le désir qui le gardera définitivement au Pays Fantastique, mais bien celui qui le ramènera chez lui.
Le rendez-vous manqué de l’adaptation littéraire
Tu l’auras compris, chère lectrice, cher lecteur. Je n’ai rien contre le film de Wolfgang Petersen, bien au contraire. D’ailleurs, je pousserais même le bouchon plus loin, je n’ai rien non plus contre le second volet. En revanche, je te recommande instamment de ne pas voir le troisième, qui est très laid en plus d’être totalement inutile. Les deux premiers films retracent l’intrigue du livre, même à grands traits, et n’appellent pas de suite.
Si Le Seigneur des Anneaux, réalisé par Peter Jackson, a créé un regain d’intérêt pour les romans de Tolkien, il est regrettable, cependant, que L’Histoire sans fin, le film, n’ait pas appelé à la lecture du livre. Peut-être est-ce justement parce que l’adaptation n’était pas à la hauteur. En même temps, pouvait-on raisonnablement espérer adapter un roman de 500 pages dans un film qui durait 1h40 ? Et si Wolfgang Petersen avait décidé d’adapter tout le roman, quitte à faire un film en deux parties ? Peut-être le sort de ce livre eut-il été différent.
Il reste un film touchant, qui a marqué une, voire plusieurs générations d’enfants. Mais il n’a pas vraiment fait honneur à Michael Ende, qui, d’ailleurs, l’a détesté. Hors d’Allemagne, il est resté un écrivain plutôt confidentiel, à tel point que sa mort, en 1995, est passée plutôt inaperçue. Cependant, outre-Rhin, il reste une référence du genre. J’aurai d’ailleurs l’occasion de reparler de sa postérité.
« Mais cela est une autre histoire, qui sera contée une autre fois. »
Ibid. p. 535.
Prochainement, d’autres articles vont suivre. N’hésite pas à consulter la rubrique Actu du site.
Pour illustrer cet article, j’ai emprunté des illustrations de Lara Wertenbruch, illustratrice allemande, qui avait réalisé ces illustrations dans le cadre d’un travail de fin d’études. Son site (en allemand) est ici.